Réaménagement de showroom

Comment Gilbert Rohde, George Nelson, Charles et Ray Eames et Alexander Girard ont repensé le showroom pour favoriser la compréhension, susciter l'expérimentation et apporter de la joie dans l'expérience d'achat.


Rédigé par : David Michon
Photos : Bureau Eames, LLC et archives Herman Miller
Publié : 26 septembre 2024

An archival color photo of the Herman Miller San Francisco showroom, designed by Alexander Girard in 1958.

Le showroom Herman Miller de San Francisco, conçu par Alexander Girard en 1958.

Pour l'essentiel, un showroom d'exception doit remplir deux missions importantes : tout d'abord celle de susciter en nous, visiteurs, simples curieux ou acheteurs, une réponse psychologique au-delà du simple désir de posséder ces objets ; et, ensuite, celle de nous aider à nous libérer du piège insidieux qui consiste à « faire comme tout le monde », également appelé suivre la tendance. Un showroom soigneusement conçu peut, au contraire, nous libérer de nos idées reçues en matière de décoration et inciter même les moins téméraires d’entre nous à expérimenter ou, tout au moins, à envisager quelque chose de nouveau.

A black and white composition photo of furniture in a 1939 showroom designed by Gilbert Rohde.

Le design de Gilbert Rohde pour le premier showroom d'Herman Miller en 1939 à Chicago renvoyait un sentiment de fluidité naturelle.

Les plus cyniques pourraient arguer qu’un bon showroom doit toujours, et uniquement, être au service des ventes. Et pourtant, entre les mains des plus intrépides, ces grands espaces ont le potentiel de nous aider à voir les choses que nous tenions pour acquises ou que nous ne comprenions pas vraiment sous un jour nouveau et, dans de nombreux cas, de nous faire passer un bon moment. C'est donc ici que nous allons commencer.

Si les adjectifs « fou » et « amusant » ne sont pas les premiers qui nous viennent généralement à l’esprit pour décrire un showroom de meubles, ils furent pourtant bel et bien prononcé par Hugh De Pree en mai 1961. Celui qui allait bientôt devenir président d'Herman Miller faisait l'éloge de la toute nouvelle boutique Textiles & Objects ouverte dans le centre de Manhattan.

Alexander Girard, qui travaillait chez Herman Miller depuis 1952 en tant que directeur fondateur du programme Textiles, s'est vu confier la création de ce qui serait le premier magasin de détail de la marque. Fidèle à ses principes, cette boutique était une débauche de couleurs et de motifs, avec une priorité claire donnée à la « folie et au plaisir » plutôt qu'à l'aspect commercial. Il était par exemple impossible de trouver un stoïque siège Eames Lounge ou un autre produit phare dans les vitrines de la boutique, qui mettaient plutôt en avant une collection de charmantes poupées fabriquées à la main, une œuvre de Marilyn Neuhart de Los Angeles. Ce n'étaient là que quelques-uns des nombreux objets d'artisanat qui garnissaient les étagères de T&O, sélectionnés par Alexander Girard au cours de ses voyages aux États-Unis, en Turquie, en Pologne, au Portugal et en Italie.

A color photo of the 1958 Herman Miller San Francisco showroom, featuring two black chairs from Eames Aluminum Group and two upholstered Eames Shell chairs.

Le showroom haut en couleurs de San Francisco présentait des couleurs vives et une folle passion pour le Eames Aluminum Group, lancé en 1958, l'année de l'ouverture du showroom.

An archival photo of three colorful folk art dolls selected by Alexander Girard for the Textiles and Objects shop.

Les poupées faites à la main n'étaient que quelques-unes des nombreuses pièces d'artisanat sélectionnées par Alexander Girard pour la boutique Textiles & Objets au cours de ses voyages aux États-Unis, en Turquie, en Pologne, au Portugal et en Italie.

Textiles & Objets se définissait comme une boutique proposant des tissus et articles textiles, mais aussi des « objets décoratifs insolites et sympathiques » (vraiment le plus important). Superposés les uns sur les autres, ces objets défiaient l’habituelle norme d'isolement des marchandises. Les étagères étaient chargées de nombreuses poupées différentes, les meubles étaient tapissés en alliant plusieurs coloris à la fois, les tissus étaient suspendus au plafond tels des étendards, le tout sur fond de murs et de sols d'un blanc éclatant, ce qui conférait à l'ensemble l'esprit bouillonnant d'une exposition plutôt que celui d'une boutique strictement commerciale.

An archival photo of Alexander Girard's brightly colored San Francisco showroom for Herman Miller.

Alexander Girard estimait que les marchandises étaient destinées à être vues sous toutes sortes d’angles et qu'il fallait se les approprier, une approche très décontractée pour l’époque.

T&O faisait voyager les visiteurs dans l’esprit d'Alexander Girard. Et les visiteurs qui se prenaient au jeu se retrouvaient exposés à son objectif psychologique, via la propre philosophie d'Alexander Girard selon laquelle les marchandises étaient destinées à être vues sous toutes sortes d'angles et qu'il fallait se les approprier. Vous deviez vous imaginer un siège, un coussin, un tissu à la maison, non pas dans un cadre formel, mais entouré d'objets d'artisanat, de poupées et de souvenirs. C'était une approche très décontractée à une époque où la décoration intérieure devenait de plus en plus formalisée.

Mais ce ne fut pas le premier terrain de jeu d'Alexander Girard. Sa contribution de 1958 sur le thème « Ce qu'un designer de confiance peut faire » fut de transformer le très décrépit théâtre Hippodrome de San Francisco pour en faire, bien évidemment, un showroom Herman Miller. Le résultat fut fantastique : lumineux, aux couleurs acidulées, avec son présentoir central modelé d'après un carrousel. Il était tellement éloigné de toute logique commerciale que son collègue designer, George Nelson, a déclaré qu'il « ne contenait rien, ni comme accessoire ni comme structure, qu'Herman Miller puisse vendre ». Pourtant, non seulement il a su enchanter Hugh De Pree de par son côté ludique, mais il a également valu à Herman Miller une bonne publicité.

Two black and white archival photos of the Herman Miller Los Angeles showroom, designed by Eames Office, featuring Eames Shell Chairs and an Elliptical Table.

Conçu par le bureau Eames, le showroom Herman Miller de Los Angeles a ouvert ses portes en 1949.

Two black and white archival photos of the Herman Miller Los Angeles showroom, designed by Eames Office, featuring Eames Shell Chairs and an Elliptical Table.

George Nelson avait une approche plus scolaire : les espaces des showrooms (et le travail du designer, en général) doivent nous aider à comprendre le monde moderne. Avec ce qu'il qualifiait de « conscience d'un artiste », il s'est demandé comment les gestes du designer pourraient non seulement « aller avec le courant », mais aussi permettre une nouvelle compréhension.

A color archival photo of George Nelson’s Chicago showroom for Herman Miller in 1949.

En associant des formes abstraites et l'emblématique « M » d'Herman Miller, le showroom conçu par George Nelson à Chicago (1949) a transformé l'expérience d'achat en un voyage.

Le concept derrière le showroom conçu par George Nelson à New York en 1947 pour Herman Miller était d'encourager les visiteurs à flâner, grâce à des aménagements et un éclairage particuliers, ce qui est désormais une pratique courante. Partez en voyage, ordonne-t-il ; ne cherchez pas.

Pour y parvenir, il est descendu d'un niveau. Le showroom de New York était sa fenêtre sur le monde, qu'il observait du point de vue d'une souris ; il levait les yeux vers le mobilier plutôt que de le regarder depuis le haut. George Nelson a décrit son approche dans un essai de 1957. Il a observé un monde de jambes qu'il a appelé le « sous-paysage », dans lequel il a vu des connexions avec les gratte-ciels modernes, les griffonnages de Joan Miró, les colonnes des autoroutes modernes, les bras préhensiles des mobiles de Calder. Le passage des pieds en bois aux pieds en métal s’inscrit dans cette dynamique culturelle.

Dans le showroom, parmi les meubles, il a placé de grandes et imposantes sculptures, dont une de Nelson lui-même à New York. (D’autres showrooms comptaient des sculptures de Noguchi ou de Giacometti.) Une approche très différente de celle d'Alexander Girard, mais avec un défi similaire quant à la logique du « produit », où les pièces de mobilier étaient traitées comme interdépendantes, sociales et indissociables de l'art et du monumental. Il ne s’agissait pas seulement de les juger esthétiquement, mais d’imaginer une scène. (Une fête, ou quelque chose de plus grandiose.)

A black and white archival photo of George Nelson's 1948 Herman Miller showroom in Grand Rapids, Michigan.

Comme Gilbert Rohde avant lui, George Nelson envisageait le showroom (y compris ce showroom Herman Miller de 1948 à Grand Rapids, dans le Michigan) comme un outil.

Les showrooms de George Nelson, à New York, Grand Rapids et Chicago, rappellent le tout premier showroom de l'entreprise en 1939 à Chicago, conçu par Gilbert Rohde, un homme qui a grandement contribué à établir Herman Miller comme un fabricant de meubles modernes avec une touche de magie. Et pour Gilbert Rohde (comme pour Alexander Girard et George Nelson après lui), le showroom était un outil. À Chicago, les lignes droites et modernes des meubles Herman Miller étaient compensées par des découpes et des soffites en forme d'amibe, et des murs courbes ou perforés. Un aménagement subtile peut-être, mais qui renvoyait un sentiment de fluidité et de changement, ainsi que ce petit plaisir coupable d'apercevoir quelque chose à travers une ouverture. Qu’y a-t-il de plus pertinent, de plus attrayant qu'une révélation progressive ?

Ce n'est pas pour rien que ces environnements nous ont marqués, et c'est avec tendresse et même une pointe de nostalgie que nous nous en souvenons. Car, dans un monde où nous sommes de plus en plus obsédés par les formules de contenu et la science parfois incertaine de la vente, être autorisé à vagabonder dans l’esprit, ou le laboratoire, d’un designer réfléchi, qui se préoccupe de nous et de la société au lieu des résultats financiers, est assez rare.

A black and white archival photo of Gilbert Rohde’s 1939 Herman Miller Chicago showroom, as seen through a biomorphic-shaped opening.

Le showroom Herman Miller de Chicago conçu par Gilbert Rohde datant de 1939 se révélait de manière informelle.

A black and white archival photo featuring the steel-frame structure of Herman Miller’s Los Angeles showroom.

La structure en acier du showroom Herman Miller de Los Angeles rappelle la maison de Charles et Ray Eames à Pacific Palisades.

La nouveauté est elle aussi totalement mal interprétée aujourd’hui : elle est plus souvent utilisée comme un écran de fumée que comme une ouverture. Ainsi, nous saluons les showrooms qui nous ont non seulement vendu leurs marchandises, mais qui ont également réussi à nous vendre une nouvelle vision du monde qui nous entoure. Possiblement plus que jamais, nous aimerions que ces espaces physiques se réinventent et nous secouent, car une grande partie de notre vie numérique semble n'être qu'une répétition infinie.