Totalement Nelson

Au bout de la rue d'un quartier résidentiel verdoyant de Kalamazoo, dans le Michigan, une remarquable demeure dessinée par George Nelson reste aussi habitable aujourd'hui qu'elle l'était il y a 55 ans.

 

Rédigé par : Sam Grawe

Illustration de : Paul Barbera

L'extérieur d'une maison moderne avec un mur de fenêtres.

« Sally et moi songeons de nouveau à faire construire une maison », commence ainsi une lettre de James Kirkpatrick datée du 8 février 1954. « Vous vous souvenez que vous aviez jeté un œil sur les plans plutôt grotesques que nous avions fait réaliser par un architecte local, pour un prix plutôt conséquent, continue-t-il, et je me souviens moi-même qu'après avoir regardé les plans, vous nous aviez dit qu'ils n'étaient pas pour nous – ce à quoi nous ne pouvions qu'acquiescer. »

Le destinataire de cette lettre et le « vous » en question n'était autre que George Nelson, le mari de l'ancienne compagne de chambrée de Sally Kirkpatrick au collège, Frances « Fritzi » Nelson. Et c'est ainsi, au hasard d'une correspondance banale entre amis de la famille, que commence l'histoire de cette remarquable demeure. Au cours des quatre années qui suivirent, Nelson et son associé Gordon Chadwick conçurent un design hautement personnalisé, une demeure destinée spécifiquement aux membres et au style de vie de la famille Kirkpatrick. Cette partie du récit n'a en soi rien d'exceptionnel, il pourrait en être de même pour toute commande architecturale. Ce qui fait l'originalité de la demeure Kirkpatrick – tant hier qu'aujourd'hui – ce sont ces qualités universelles qui transcendent le particulier.

The main entrance to the Kirkpatrick house leads into a common living/dining area. The arc of recessed, dimmable lighting in the ceiling once traced the outline of a custom sofa Nelson designed for the space. It was sold by a previous owner of the home.

L'entrée principale de la demeure Kirkpatrick ouvre sur un espace à vivre/à dîner commun. L'éclairage intégré modulable au plafond, en arc de cercle, traçait autrefois les limites d'un sofa conçu spécialement par Nelson pour cet espace. Il a été vendu par le propriétaire précédent de la maison.

The dining area on the opposite side of the living room features upholstered Eames Wire Chairs and a Nelson Table—both  customized to a lower height. Corner recreated the pendant light based on original drawings and photographs.

La salle à manger, à l'opposé du salon, accueille une table Nelson et des sièges Wire des Eames à revêtement textile – tous adaptés à faible hauteur. Corner a recréé la suspension sur la base des dessins originaux et des photographies.

Les meilleurs designs de Nelson, qu'il s'agisse d'une horloge, d'un siège, ou dans ce cas précis, d'une maison, ont en commun ce trait élusif. Sa vision du design combinait des systèmes modulaires avec une touche de maniérisme. En tant « qu'architecte pour l'industrie » (comme il se surnommait lui-même dans la préface du catalogue 1948 de la collection Herman Miller), Nelson était chargé de créer – et de rendre commercialisables – des biens de consommation. Avec la demeure Kirkpatrick, il est devenu clair que cet esprit a largement orienté sa pratique de l'architecture. Un produit devait être unique pour se distinguer sur le marché, mais il devait également être assez attrayant auprès d'une large frange de la population pour connaître réellement le succès. Même dans l'exécution de cette demeure individuelle pour des amis, la touche moderniste de Nelson embrasse totalement cette dualité.

La demeure Kirkpatrick est également remarquable, car elle a été dessinée et construite alors que Nelson était au sommet de sa carrière. Ses centres d'intérêt et ses engagements étaient, à ce moment-là, en 1954, extrêmement étendus et variés : il venait de participer à l'élaboration de quatre ouvrages (Chairs, Living Spaces, Storage et Display), était le maître d'œuvre des locaux de son agence de design et d'architecture industrielle, tout en travaillant également en tant que directeur du design chez Herman Miller, consultant en design pour General Electric et Howard Miller, président de la conférence internationale sur le design d'Aspen, conseiller de l'institut des Beaux-Arts de l'Université de Géorgie, et consultant et concepteur d'exposition pour le gouvernement américain. Si Nelson fit référence au terme « architecte pour l'industrie », la multitude de ses activités en faisait plutôt un « architecte industrieux ».

The galley-style kitchen cabinets are all original and were repainted to match Nelson's specifications using the Container Corporation's Color Harmony Manual.

Les cabinets de la cuisine de style coquerie sont tous d'origine et ont été repeints selon les spécifications de Nelson à l'aide de l'ouvrage intitulé « Color Harmony Manual » de The Container Corporation.

Corner was able to acquire most of the original living room furniture selected by the Nelson Office, including these Herman Miller sofas. The fireplace and hanging plants are lit by skylights above.

Corner a pu racheter la plupart des meubles originaux pour le salon choisis par l'agence Nelson, y compris ces sofas Herman Miller. La cheminée et les plantes suspendues sont éclairées naturellement par la lumière du jour.

The Nelson Office designed fireplace accessories for Howard Miller.

L'agence Nelson a conçu les accessoires de cheminée pour Howard Miller.

Malgré sa charge de travail, Nelson trouva le temps de créer ces pièces au cours des mois qui suivirent. En juillet 1954, il envoya à Kirkpatrick cette note enthousiaste : « Nous avons terminé certains des croquis et nous commençons à véritablement bouillonner d'idées pour plusieurs éventualités. » La lettre décrit les éléments de ce plan, y compris « un appartement privé de deux étages, qui peut être totalement séparé du reste de la maison. » Il décrit cet appartement plus en détail : « Pour apporter une note joyeuse dans la maison, nous avons aménagé à l'extrémité du salon une cage de deux étages dans laquelle le verre prédomine, votre chambre étant située sur une sorte de pont dans la partie supérieure de cette cage. Il n'y a manifestement pas de barrière réelle entre le salon et la chambre principale, mais nous avons pensé que lorsque vous serez dans la chambre, vous ne serez pas dans le salon. La sensation d'espace ouvert qui pourrait ainsi être obtenue serait vraisemblablement remarquable. »

La chambre suspendue, terminée par un volume à hauteur double, donne effectivement un incroyable sentiment d'ouverture. À l'une de ses extrémités, le ciel illumine une cheminée qui rappelle un four à pain et des plantes suspendues. À l'autre, une vaste rangée de fenêtres ouvre sur le balcon de la chambre et le salon.

« Il n'y a manifestement pas de barrière réelle entre le salon et la chambre principale, mais nous avons pensé que lorsque vous serez dans la chambre, vous ne serez pas dans le salon. »

- George Nelson

A staircase with treads cantilevered from the redwood wall and suspended by a bank of ceiling-height balusters.

Un escalier en porte-à-faux surgit du mur en lambris rouge et est suspendu par une rangée de balustres montant jusqu'au plafond.

Designed as a study but now used as a TV room and office, Corner decorated this room with a mix of Eames and Nelson pieces including the EOG and Coconut Chair.

Conçue comme une salle de jeu, mais désormais utilisée comme bureau et pièce à télévision, Corner a décoré cette pièce avec un mélange de pièces Eames et Nelson, y compris le bureau Executive Office Group et le siège Coconut.

An original Nelson CSS system is outfitted with a Rek-O-Kut record player designed by the Nelson office and paired with an Eames Wire Chair-Contract Base.

Un système de rangement CSS d'origine de Nelson est équipé d'un tourne-disque Rek-O-Kut, conçu par l'agence Nelson, et combiné avec un siège Wire à pieds croisés d'Eames.

« Pour le dire poliment, Sally et moi avons été totalement enthousiasmés par les plans de la maison et l'apparence de la maquette », répondit Kirkpatrick. « Nous n'avons rien fait au cours des deux soirs suivants, mais nous nous sommes assis sur le porche et nous avons parlé de la maison et de ses ramifications. » Sur une note humoristique propre à l'époque, la lettre continue : « Sally a mentionné l'aspect pratique typiquement féminin du nettoyage des vitres nécessaire pour un tel volume de verre, aussi bien en intérieur qu'en extérieur, mais nous ne doutons pas qu'il y ait également une réponse à ce problème. »

Les fenêtres couvrent également les élévations sud et nord de la demeure. Au second niveau, une rangée de quatre chambres de petit volume offrent toutes une vue nord. Les couloirs inférieur et supérieur de la partie sud sont éclairés par des fenêtres double hauteur, donnant à l'ensemble le caractère d'une serre. Un escalier en porte-à-faux surgissant du mur en lambris rouge et suspendu par une rangée de balustres montant jusqu'au plafond se démarque de l'ensemble plutôt minimaliste.

Mais Nelson n'a pas uniquement exploité la lumière naturelle. Empruntant un tour de passe-passe utilisé pour le dortoir de la Baker House réalisée par Alvar Aalto pour le MIT, il a installé des lampes extérieures directement sur la percée réalisée au-dessus de la cheminée, ainsi que dans la salle de jeu du second étage (dans laquelle c'est la seule ouverture). Des spots lumineux sont également placés à intervalle régulier sous les gouttières étendues du toit, offrant un éclairage intermédiaire entre l'intérieur et l'extérieur. Dans la chambre familiale au plafond bas, un demi-cercle de lumières tamisées est activé par un rhéostat de type industriel pour donner un éclairage intimiste.

« Sally mentionna l'aspect pratique typiquement féminin du nettoyage des vitres nécessaire pour un tel volume de verre, aussi bien en intérieur qu'en extérieur, mais nul doute qu'il y ait également une réponse à ce problème. »

- James Kirkpatrick

The second floor hallway connects the office, bedrooms and master bedroom and boasts an open well that offers a glimpse down to the first floor and augments the greenhouse feel of the double-height windows.

Le couloir du second étage connecte le bureau, les chambres et la chambre principale et s'ouvre sur un puits ouvert qui offre un aperçu du premier étage et accroît l'effet « serre » des fenêtres double hauteur.

The faithfully restored color palette in each rooms illustrates the bold pairings specified in the original design by the Nelson office.

La palette de couleurs fidèlement restaurée dans chaque pièce illustre l'association audacieuse telle que spécifiée dans le design original par l'agence Nelson.

Corner styled the first and second bedroom in an array of vintage Herman Miller pieces like the Nelson Thin Edge Bed, an Eames Molded Fiberglass Rocker, and a Poul Kjaerholm PK20 lounge chair which was in distributed by the company briefly in the 1970's.

Corner a décoré la première et la deuxième chambre avec un ensemble de meubles vintage Herman Miller, comme le lit Thin Edge de Nelson, un rocking-chair en fibre de verre moulée de Eames, et un fauteuil lounge Poul Kjaerholm PK20, qui fut brièvement commercialisé par la société dans les années 70.

Naturellement, l'agence Nelson s'est également penchée sur la décoration intérieure. Dans une lettre datée de 1955, Nelson écrit : « Nous utilisons la maison comme une sorte de cobaye pour nos projets de meubles, et nous allons tenter de concevoir tout l'ameublement de la maison sans recourir aux pièces actuellement en cours de fabrication. La beauté de ce projet réside dans le fait que la conception des meubles est de toute façon financée sur le budget d'ameublement, et nous pouvons obtenir les échantillons finis à un coût qui ne dépasserait pas celui des meubles actuellement en production. Je serais fortement surpris que cela n'ajoute pas une belle valeur ludique au décor intérieur. » Lorsque la maison fut finalement achevée trois ans plus tard, les souhaits de Nelson en matière de mobilier personnalisé ne s'étaient pas totalement concrétisés, mais son agence conçut un sofa original pour la pièce familiale (qui ne fait malheureusement plus partie du mobilier de la maison). Conçues à l'origine pour être placés directement sous un cercle de lampes réglables, les surfaces semi-circulaires des tables et des rangements, et les divers éléments encastrés de la demeure portent tous la marque distinctive qui singularise les œuvres conçues par Nelson pour Herman Miller.

De fait, c'est grâce aux innombrables pièces de collection hautement convoitées que la demeure Kirkpatrick fut redécouverte et restaurée. Collectionneur de meubles vintage Herman Miller depuis longtemps, Dave Corner, le propriétaire actuel, acheta la maison il y a neuf ans, après avoir rendu visite au propriétaire d'alors dans l'espoir d'acheter un ensemble de placards en bois de rose installés dans la chambre principale. « Je lui ai demandé franchement de m'appeler le premier si d'aventure il comptait vendre la maison », se souvient Corner. « Un an plus tard, il m'appelait. »

Aujourd'hui, après plus de dix ans de recherches et de travaux intenses, Corner a totalement restauré la maison Kirkpatrick, et a même respecté la palette de couleurs originale voulue par Nelson. En contraste avec le projet et les matériaux relativement modestes, Nelson imagina une palette de coloris extravagante qui annonçait les couleurs vives et acidulées qui régneraient dans le district hippie Haight-Ashbury de San Francisco dix ans plus tard. Les décorateurs d'intérieur, Robert Rohrich et Delores Engle de l'agence Nelson, utilisèrent 20 couleurs différentes, allant jusqu'à sélectionner jusqu'à quatre couleurs par pièce, en associant les surfaces et les fonds dans des mariages de couleurs improbables. Dans une lettre de 1957 envoyée aux époux Kirkpatrick, Rohrich envoya toutefois un avertissement : « Concernant la palette de couleurs, vérifiez que vos deux fils ne font aucune réaction violente aux couleurs de leur chambre. »

The long, light-filled hallway leads into the master bedroom.

Le long couloir rempli de lumière mène à la chambre principale.

Vintage rosewood Thin Edge cabinets and a custom floating desk line one wall of the master bedroom. The Nelson Miniature Chest was the first vintage Herman Miller piece Corner collected.

Des cabinets vintage Thin Edge en bois de rose et un bureau flottant personnalisé agrémentent l'un des murs de la chambre principale. Les cabinets de travail miniatures de Nelson furent les premières pièces Herman Miller collectionnées par Corner. « Je n'avais clairement pas les moyens de me les offrir à l'époque, pourtant il me les fallait », explique-t-il à propos de son achat de la fin des années 80.

Conceived as a 2-story apartment that could be closed off from the rest of the house, the suspended master bedroom opens onto a bank of floor-to-ceiling windows in the living room.

Conçue comme un appartement sur deux étages qui pourrait être isolé du reste de la maison, la chambre principale suspendue ouvre également sur une rangée de fenêtres allant du sol au plafond dans le salon.

Les plans originaux incluaient une numérotation codée pour chaque surface, des tiroirs de cuisine aux murs de la chambre, sans qu'il y ait de légende correspondante. Décaper les murs ou travailler à partir de vieux clichés n'était pourtant pas une option viable, et Corner chercha pendant six ans avant de trouver la solution. Il mit la main sur un livre relié de cuir, à savoir l'ouvrage intitulé « Color Harmony Manual » de The Container Corporation, qui offrait une approche scientifique basée sur la définition empirique des couleurs, et page après page, reproduisait des combinaisons hexagonales de couleurs saturées caractérisées par des lettres (pour la teinte) et des numéros (pour la luminosité). Armé de sa proverbiale pierre de Rosette, Corner put ainsi poursuivre facilement la rénovation de la demeure, bien qu'il ait été choqué par certaines combinaisons. « Je ne sais vraiment pas ce qu'ils avaient à l'esprit lorsqu'ils ont imaginé une porte en vert vif à côté d'un mur en lambris rouge », plaisante-t-il. Récompensé de ses efforts, Corner a aujourd'hui le plaisir de vivre dans une demeure classée au niveau local, qui offre le cadre idéal pour mettre en valeur sa collection d'objets vintage Nelson et Herman Miller.

Dans l'une des premières lettres adressées par Kirkpatrick à Nelson, un commentaire frappe par sa clarté : « Nous ne sommes pas tant soucieux de l'apparence extérieure, écrit-il, que de l'habitabilité intérieure. » Par de nombreux aspects, « l'habitabilité » est l'un des termes qui résument le mieux l'œuvre de Nelson. Pour lui, le design n'était pas un simple exercice intellectuel et théorique, c'était avant tout une manière d'apporter des solutions aux problématiques des gens. C'était un service. Tout au long de sa carrière, Nelson s'est fait le promoteur de solutions, qu'il s'agisse de sièges ou de plans d'urbanisation, qui amélioreraient le quotidien. Il rechercha constamment à améliorer le monde autour de lui, non sans en mépriser avec vigueur l'absence de réflexion et les erreurs. Finalement, Nelson est peut-être plus célèbre pour ses étranges horloges que pour ses œuvres architecturales, mais dans un coin boisé de Kalamazoo, la flamboyante démonstration de sa vision existe toujours.

« Nous ne sommes pas tant soucieux de l'apparence extérieure que de l'habitabilité intérieure. »

- James Kirkpatrick

An exterior view into the living room and master bedroom above.

Une vue extérieure sur le salon et la chambre principale (haut).

A leafy drive and lush landscape surround the Kirkpatrick House.

Un chemin bordé d'arbres et un environnement verdoyant servent d'écrin à la demeure Kirkpatrick.