Dans une lettre typiquement ironique adressée à DJ De Pree, le fondateur de Herman Miller, George Nelson écrivait : « vos réserves concernant mes aptitudes en tant que designer pour Herman Miller Co., m'ont fait grand effet tant elles semblent bien fondées… La question du manque d'expérience dans le domaine du mobilier commercial est également importante mais malheureusement, dans ce cas, je crois que c'est vous et vos associés qui devrez prendre la décision par vous-mêmes. » Quatre ans plus tard, Nelson revenait sur la question de l'intégrité de Herman Miller Co., mais cette fois-ci en tant que directeur créatif fondateur de Herman Miller plutôt qu'en tant que recrue potentielle. Dans son introduction de 1948 au catalogue présentant sa toute première collection, il écrivait : « D'un point de vue de concepteur, qui est le seul point de vue que je me sente habilité à adopter, la société Herman Miller Furniture Company est une institution remarquable. »
Quel qu'ait été l'acte de foi dont De Pree ait dû faire preuve pour embaucher Nelson, les affinités et le respect mutuel qui les liaient l'un à l'autre portèrent indéniablement leurs fruits. Pour Nelson, la singularité de Herman Miller tient à une « philosophie » ou « attitude » basée sur un ensemble de principes : ce que nous fabriquons est important, nos produits doivent avoir une certaine intégrité, nous seuls devons décider de ce que nous allons produire, et il existe un marché pour le design de qualité. Ces principes apportent un degré de liberté et d'innovation inaccessibles aux entreprises guidées par les exigences futiles du marché ou des ventes. « Il n'y a aucune tentative de se conformer aux soi-disant normes du « goût du public » ni aucun mérite extraordinaire attribué aux méthodes utilisées pour évaluer les consommateurs. La raison pour laquelle le public est frappé par la fraîcheur des designs produits par Herman Miller, c'est que l'entreprise ne suit pas les modes. »
Bien sûr, seule une entreprise qui ne se conformait pas au goût du jour pouvait convenir à un designer tel que Nelson, dont les objectifs en termes de design de mobilier étaient aussi ambitieux qu'ils étaient pragmatiques ; sa mission avec ses premiers meubles pour Herman Miller était de créer « une collection permanente conçue pour répondre complètement aux besoins de la vie moderne ». Nelson était convaincu qu'une collection devait élever chaque composant au-delà de ses mérites individuels pour le mettre au service de l'ensemble du « programme », pour utiliser un terme d'architecture. Cette notion reste valide aujourd'hui encore, tout particulièrement lorsque « le programme est renforcé par la participation d'un groupe de designers qui partagent les convictions de Herman Miller ». Chaque composant de la Collection Herman Miller devait refléter ces affinités et cette fidélité à la cause ; il devait représenter une solution tout aussi pratique qu'élégante.
En revenant sur l'introduction rédigée par Nelson pour le catalogue de 1948, on comprend mieux comment, en ancrant une gamme de designs à des principes éthiques plutôt qu'à des valeurs esthétiques, il est possible de se protéger non seulement des tendances capricieuses du marché mais aussi du risque d'obsolescence. Si l'on part du problème pour créer une solution élégante audit problème, il est très probable que le design résiste au temps. Herman Miller est peut-être une entreprise beaucoup plus importante que lorsque Nelson et DJ De Pree lancèrent la collection de 1948, mais ses principes fondateurs restent aussi robustes qu'intemporels.
Présentation de la collection Herman Miller de 1948
par George Nelson
D'un point de vue de concepteur, qui est le seul point de vue que je me sente habilité à adopter, la société Herman Miller Furniture Company est une institution remarquable. Si on la considère seulement comme une entreprise commerciale, elle ne se distingue probablement pas de milliers d'autres entreprises américaines. C'est une petite entreprise basée dans une petite ville, son usine de production est adéquate mais n'a rien d'extraordinaire, et elle est gérée par ses propriétaires. Ce qui distingue cette entreprise de toutes les autres, c'est sa philosophie ; elle correspond à une attitude si profondément ancrée que, pour autant que je sache, elle n'a jamais été formulée.
Si l'on s'en tient à ses éléments essentiels, cette philosophie (comme bien d'autres qui ont une base solide) est si simple qu'elle pourrait presque sembler naïve. Mais ce n'est pas une philosophie très répandue dans les entreprises, et elle serait peut-être naïve si elle n'était pas aussi efficace. Cette entreprise occupe aujourd'hui une place solide en tant que fabricant de mobilier moderne et est auréolée d'un prestige totalement hors de proportion avec sa taille. Pour autant que j'ai pu le constater, l'attitude qui prévaut chez Herman Miller est basée sur les principes suivants :
Ce que nous fabriquons est important. Comme toute entreprise, la société Herman Miller est gouvernée par les règles de l'économie américaine, mais je ne l'ai encore jamais vu lésiner sur la qualité de la fabrication ou des finitions simplement pour se conformer à une fourchette de prix, ni aucune autre raison. En outre, bien que la société ait notablement augmenté sa production, les limites de cette extension seront définies par la taille du marché qui acceptera le type de mobilier créé par Herman Miller ; le produit ne sera pas modifié pour accroître l'activité de l'entreprise.
La conception fait partie intégrante de l'activité. Dans l'optique de cette société, les décisions du concepteur sont tout aussi importantes que celles des services ventes ou production. Si une conception est modifiée, ce n'est qu'avec la participation et l'approbation du concepteur. Ce dernier ne subit aucune pression pour modifier sa conception afin qu'elle corresponde aux demandes du marché.
Le produit doit avoir une intégrité. Il y a presque douze ans, Herman Miller a cessé de produire des reproductions d'époque parce que son designer, Gilbert Rohde, a convaincu la direction qu'imiter des designs traditionnels manquait de sincérité esthétique. (Quand on m'a raconté cette histoire pour la première fois, je ne l'ai pas crue, mais après mon expérience des années passées, je sais maintenant qu'elle est vraie.)
Vous seul décidez de ce que vous allez faire. Herman Miller n'a jamais réalisé d'enquête auprès des consommateurs ou de test préalable sur ses produits pour déterminer ce qui « passerait sur le marché ». Si le designer et la direction aiment la solution apportée à un problème de mobilier spécifique, la production est lancée. Il n'y a aucune tentative de se conformer aux soi-disant normes du « goût du public » ni aucun mérite extraordinaire attribué aux méthodes utilisées pour évaluer les consommateurs. La raison pour laquelle le public est frappé par la fraîcheur des designs produits par Hermann Miller, c'est que la société ne suit pas les modes. Ses designers ne sont donc pas liés par la crainte de la direction de ne plus être dans le vent. Tout ce qui est demandé au designer, c'est de produire une solution valide.
Il existe un marché pour le design de qualité. Cette hypothèse a été plus que confirmée, mais il a fallu une bonne dose de courage pour la poser et s'y tenir. Le fait est que dans le domaine du mobilier comme dans tant d'autres domaines, il existe un segment non négligeable du public qui a une longueur d'avance sur les fabricants. Mais peu de producteurs osent croire à cette réalité.
Dans la description de cette attitude, vous avez sans doute reconnu des thèmes familiers : l'opposition entre artisan et tenant de l'industrialisation, la théorie de la « meilleure souricière » sous une forme légèrement différente et une individualité robuste sont visibles à tous les niveaux. Mais si cette philosophie peut sembler passablement archaïque, il n'en demeure pas moins intéressant de voir ses manifestations sous la forme du mobilier présenté dans cet ouvrage. Il est peu probable qu'un seul individu puisse éprouver de l'enthousiasme (ou un manque d'enthousiasme) pour toutes les pièces de la collection, mais je pense qu'il serait difficile de ne pas arriver à la conclusion que l'entreprise porte un intérêt réel à l'exploitation des possibilités actuellement ouvertes au mobilier, tant en termes de design que de matériaux ou de techniques. Le mobilier présenté ici est le résultat d'un programme autant que d'une philosophie. Ce programme est basé sur le postulat que le contreplaqué et le bois ne sont pas les seuls matériaux convenant à la fabrication de mobilier. Un travail de design expérimental non négligeable est réalisé sur de nouvelles pièces qui explorent les possibilités offertes par d'autres matériaux. Le programme postule également qu'il est renforcé par la participation d'un groupe de designers qui partagent les convictions de Herman Miller. Je suis d'avis que la gamme offerte par cette collection (de la sculpturale table de Noguchi aux pièces impeccables réalisées par Hvidt et Neilsen, en passant par les superbes designs d'Eames en bois moulé, métal et plastique) ne pourrait pas être conçue par un seul designer. Les approches sous-jacentes, bien qu'apparentées, sont bien trop personnelles pour cela. Un dernier mot sur le programme Herman Miller : il a pour mission de créer une collection permanente conçue pour répondre complètement aux besoins de la vie moderne. La collection est conçue pour être permanente dans la mesure où elle ne sera pas supprimée pour chaque nouveau marché, ou pour chaque nouvelle « tendance » annoncée par les experts. Elle est conçue pour se développer, pas nécessairement en nombre, mais en termes de perfection de ses éléments. Aucun élément ne sera conservé si un meilleur design peut prendre sa place, et aucune méthode de fabrication ne sera suivie simplement parce qu'elle a toujours prévalu. Par ailleurs, les exigences de la vie moderne changent continuellement. Là encore, il me semble que les éléments présentés dans cet ouvrage reflètent cette attitude plus clairement que n'importe quelle déclaration.
Il y a un dernier point qui peut intéresser ceux qui se penchent sur les problèmes du design : la majeure partie de la collection a été conçue par des personnes ayant reçu une formation en architecture. Ce n'est peut-être qu'une coïncidence, et je dois avouer un certain manque d'impartialité en ce domaine, mais l'approche architecturale présente un certain avantage quand il s'agit de résoudre des problèmes de design, et tout particulièrement dans le domaine du mobilier, car elle n'aborde jamais le problème de façon isolée. Le processus de conception a toujours un rapport d'une part avec les maisons ou autres structures dans lesquelles le mobilier sera utilisé, et d'autre part avec les personnes qui l'utiliseront. Lorsqu'elle est fructueuse, l'approche architecturale va beaucoup plus loin que le simple stylisme et est plus susceptible de donner naissance à des tendances que de les suivre. Il n'est pas nécessaire de se limiter au programme Herman Miller pour illustrer ce point. On pourrait citer le travail d'Alvar Aalto, Marcel Breuer, Eero Saarinen et de bien d'autres encore.
Un mot sur cet ouvrage. Il représente principalement une illustration des meubles actuellement en production, et en tant que tel, il a été conçu pour assister ceux qui ont la charge d'acheter ou de spécifier des meubles. Il est également destiné à servir de guide aux professionnels tels que les architectes et les architectes d'intérieur. Outre les illustrations photographiques, le livre contient l'ensemble des données concernant les dimensions des meubles, de façon à permettre l'étude précise de la relation entre les pièces et l'ameublement. Nous espérons qu'il constituera aussi une ressource précieuse pour les étudiants en design.
Tous les éléments utilisés pour composer le livre ont été assemblés et préparés par divers employés de Herman Miller Furniture Company. Durant la planification de la présentation et de la typographie du livre, j'ai remarqué que la retenue employée tant pour le choix que pour la quantité des textes était inhabituelle pour un fabricant auquel on donnait l'opportunité de parler de son produit. Là comme ailleurs, la philosophie Herman Miller est claire : laisser les meubles parler pour eux-mêmes.